C.A.F.A.E.R.*
PÉDAGOGIE - CONSIDÉRATIONS - ÉVÉNEMENTS ANTÉRIEURS - INFORMATIONS

"New York, 1948. Pour appuyer une revendication salariale, certains projectionnistes de cinéma surprennent les spectateurs en projetant les films à l’envers ou sur le plafond, en introduisant des sons nouveaux et alarmants et en mélangeant les bobines de différents films."
Industrial Workers of the World.
LE COUTEAU À LA GORGE DE LA MISÈRE ESTHETIQUE

        L’exposé de type universitaire désamorce la violence des œuvres et des hommes. Comme ses homologues journalistiques et autres, il est forme adoptée par la créativité fastidieuse du discours sans réplique généralisée. Les cadres qu’il institue n’ont pas pour fonction d’élucider mais de neutraliser en expliquant selon une clôture prédéfinie. À chaque fois qu’il parvient par sa parole à l’annexion d’un territoire nouveau, il peut crier victoire. Ses victoires sont faciles. Il proscrit tout ce qui le déborde de sa simple présence. La critique d’art lumpen-prolétarienne, de par sa condition, ne peut s’attarder à des considérations de cette espèce qu’en certaines circonstances que le développement social récent a rendues possible et qui constituent un phénomène historique d’une grande nouveauté. Le plus souvent, elle ne peut être qu’allusivement dissuasive à l’égard de la communauté plus ample qu’implique l’existence même de ses ouvrages, en estimant la réprimande peu probable. Quelle que soit la perspective choisie, escompter énormément de cet écrit serait abusif, tant ses déterminations restreignent son dessein.
        De l'histoire du lettrisme, les années cinquante constituent l’époque insigne. Au début de cette période, un seul groupe manifestait une opposition universelle et un complet mépris au nom du dépassement historiquement obligé des anciennes valeurs. Ces Bousingots affirmaient en toute occasion qu'ils étaient très beaux et avaient cette grande force, de n’attendre plus rien d’une foule d’activités connues, d’individus et d’institutions. La tactique de la Bataille d’Hernani, continuellement réengagée, visait à déchaîner une inflation létale dans les arts. Cette hétairie signifiait la mort d’un monde et de ses joies plates. Dans le sillage du scandale de Notre-Dame (1950) les lettristes entreprirent de perturber une messe tout aussi chloroformante. Parmi les plus maigres ambitions de leurs vandalités cinématographiques, bien plus "anti-illusionnistes" que le "structurel-matérialisme" de leurs épigones, était celle de faire du cinéma autre chose qu’un lieu où l’on ronfle assis.
        Le critique d’art dont l'analyse procède de la nouveauté esthétique aurait, selon sa corporation, rempli ou non ses fonctions mais manqué l’occasion de dire quelque chose. Les lettristes ne furent pas les premiers à faire usage de maints procédés les caractérisant. Nous énumérerons quelques-uns de leurs devanciers plus ou moins cinématographiques sans grand souci d’exactitude, au risque même de léser les lettristes les plus sourcilleux, tant la question ne nous intéresse qu’anecdotiquement et nécessiterait une étude qui n'a pas lieu d'être ici; l’intervention directe sur la pellicule fut, par exemple, pratiquée avant eux par des protofascistes italiens; la ciselure de l’image par un amuseur canadien et un publicitaire belge; le film sans image par un protonazi; le film de montage par une probolchevik; la mise en abyme par un divertisseur italien; la “ distanciation ” par un cryptostalinien allemand; la combinaison des arts par Wagner; etc.
        C'est la visée de totalité - comprise non pas en tant que système transparent mais procès indéfini, ni comme projet nécessairement conscient, formulé, épuisant l’intégralité des significations du lettrisme ou l’exonérant d’aberrations effectivement nombreuses mais qui n’en font pas pour autant un chien crevé - qui différencie l’esthétique lettriste de ses prédécesseurs, hormis les avant-gardes non pas de l’art pour l’art mais de l’art contre l’art - la totalité n'est attribut des réactionnaires qu'en tant que forclusion ou refoulement clos - ainsi que de ses successeurs, la plupart possiblement inconscients d’être des suiveurs et délayeurs du lettrisme, se complaisant dans le morcellement conformiste, solipsiste, carriériste ou crypto-académique. Chaque saillie lettriste n’a d’intérêt que par cette systématisation absolue qui la présente comme la seule forme d’art du moment, condamnant ainsi à mort toutes les autres et elle-même à brève échéance.
        Notre critique du lettrisme emploiera la même catégorie pour moult motifs dont l'explicitation n’est pas appropriée ici. Disons succinctement que s’accommoder des présupposés internes à l’art, a fortiori de ceux encore plus étriqués de la scolastique cinématographique, et de formulations en ces termes séparés, est dérisoire.
        La visée lettriste de totalité n’a pas pour dessein un ordre artistique supérieur nécessitant une introspection formelle stérile ou la synthèse illusoire des différentes disciplines esthétiques mais la béance de la sphère artistique médiatisée par deux logiques apparemment antinomiques. D’une part, la volonté qu’un art déborde sur un autre pour tendre par débordements successifs à un antigesamtkunstwerk, finit par rendre les champs qu’il agrège caducs, trop mesquins pour contenir le déferlement à venir ; effusion jamais achevée dont le déploiement ne saurait être contenu et qui aboutit au débordement généralisé sur tous les domaines de la culture ainsi que sur tous les moments de l’activité. D’autre part, la volonté de déprédation, morcellement extrême, intériorisation, de chaque champ de l’art.
        Si des moments de ces deux trajectoires sont décelables antérieurement, comme nous l’avons noté plus avant, les lettristes leur apportent une cohérence et une portée inédites jusqu’alors. La réalisation et la suppression de l’art, moments indissociables et prodromiques à un même dépassement de l’art, mènent par leur double mouvement centrifuge-centripète à la ruine de tout centre ; mort de l’art qui est corrélativement celle du cinéma. La néantisation et la totalisation sont amenées à l’extrême limite hors de laquelle elles ne peuvent plus être résorbées dans le dispositif imaginaire du monde établi, quitte à en sortir avec les flics ou sur un brancard. Cette dynamique duelle exposive-implosive aboutit à l’abolition de la finitude de l’accomplissement esthétique, achevée dans l’esthapéïrisme (1956) et, plus important, au sein de ce premier aboutissement, de la séparation entre spectateurs et créateurs, atteint dans l’hyperchronisme (1960); chèque en blanc auquel même dieu ne peut échapper.
        La nullité tangible des interventions de l’auditoire au sein du cadre hyperchronique ou sup - dernière percée esthétique d’une quelque conséquence dans ce siècle: le reste n’est qu’irrémédiablement destiné aux poubelles de l’histoire - renvoie les spectateurs à la médiocrité concrète de leur vie. Dénué de la routine complaisante du vaudeville ou du cirque, ou encore des farces-attrapes des petits négoces de plagiaires inavoués ou refoulés du monde de l’art, ce cadre exacerbe le pitoyable de l’assistance en exigeant tacitement, à travers son appel explicite à la participation, le dépassement hic et nunc de l’art devant lequel les misérables spectateurs se révèlent indubitablement impotents.
        Certains lettristes scissionnèrent promptement, à un stade encore embryonnaire de ces offensives, convaincus qu’il ne pouvait plus y avoir de renouvellement culturel dans le détail, mais seulement en bloc, de l’autre côté de la culture. La lutte des classes devenait la forme d’art la plus moderne, la seule capable de relier la massive et déliquescente quotidienneté au ludique cloîtré et assujetti. Concluant à la caducité de toute pratique artistique, ils utilisèrent progressivement le cinéma uniquement à des fins de propagande révolutionnaire, mais ce parti pris se manifesta partiellement par une dissolution de la vigueur de certaines formes de rage cinématographique lettriste conservées dans un repli esthétique réactionnaire. Passé l’hyperchronisme, les autres lettristes restèrent statiques et s’anémièrent.
 

Le comité des critiques d’art lumpen-prolétariens.

Biographie du comité des critiques d’art lumpen-prolétariens

        Le comité des critiques d’art lumpen-prolétariens est le produit de multiples scissions au sein de divers groupuscules extrémistes ; notamment du schisme dans la lamentable et maintenant autodissoute “ section française du front international des jeunesses supercapitalistes ” entre la coalition molle des cryptoartistes honteux — exclus et abandonnés à leur misérable incohérence pratique comme théorique — et la tendance antifragmentaire radicale ; ainsi que de la division à l’intérieur de l’éphémère et inepte “ internationale juventiste révolutionnaire ” entre la faction des littérateurs ratés prosituationnistes — qui, aujourd’hui, incapables de faire mieux que de l’édition culturelle à la mode lettriste, montrent combien ils ont plus que justifié leur expulsion — et le bloc orthodoxe jusqu’au-boutiste.
        Devant la nullité de l’époque, le comité des critiques d’art lumpen-prolétariens s’est donné pour tâche parcellaire la critique impitoyable de toute pratique artistique contemporaine afin de démoraliser la profession en la renvoyant à sa mauvaise conscience et de détourner la jeunesse de telles inepties au profit d’activités bien plus jouissives.

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