C.A.F.A.E.R.*
PÉDAGOGIE - CONSIDÉRATIONS - ÉVÉNEMENTS ANTÉRIEURS - INFORMATIONS

LEMAÎTRE, DE GAULLE ET LE SEXE

        Note: le texte reproduit ci-après ne constitue pas la version  d'origine correspondant au titre ci-dessus mais celle, remaniée par son comanditaire (La  Cinémathèque Française) et allégée d'environ  10% , à paraître dans un ouvrage collectif. L'auteur souhaite avertir ses lecteurs qu'ils pourront  sous peu , ici, retrouver le texte initial dans son intégrité ainsi que son apareil de notes aférant.

        Maurice Lemaître, le retour. Depuis peu (20 février 1998 ?) apparaît régulièrement ce leitmotiv, en chapeau de quelque séance ou tract ou film-tract ou revue, au ton prophético-adjuratoire et non dépourvu d'une certaine dérision en ce que cette accroche s'applique d'ordinaire à d'autres créatures hollywoodiennes à triceps et commercialement immortelles. Nouveau trait relayant de précédents slogans sans pour autant mettre au rancart ni l'avant-garde de l'avant-garde, ni le paradis et encore moins l'au-delà chers à ce créateur dont l'une des stratégies est l'accumulation. Ce retour fleure-t-il la parousie évoquée par Alain-Alcide Sudre  ? —peut-être a-t-il été amorcé lors de la rétrospective de 1995, en tout cas, il semble davantage l'expression de l'une de ces crêtes de vague favorable - comme périodiquement depuis cinquante ans - que d'une lame de fond définitive. Si parler de consécration semble abusif, malgré le forçage récent de quelques bunkers institutionnels, il paraît de plus en plus aberrant de faire l'impasse - dans l'enseignement artistique au moins et pour aller vite - sur plus d'un demi-siècle de Lettrisme et cette porte d'entrée sur les avant-gardes (et la modernité) que représente le travail de Lemaître sinon sa propre personne ou son double héroïque : M.B. - ouvrons une parenthèse - figure siamoise apparue officiellement en 1985, associée à la série des Vies de M.B., mais également à d'autres reprises : en 1969 à la Biennale de Paris dans L'ascension du phénix M.B., ou, toujours à Paris, le 23 avril 1926 dans le rôle du fils de Félix Bismuth, à qui il incombe de prendre en charge le versant autobiographique de l'artiste et dont l'importance va croissante, ce qui se conçoit à l'heure des bilans ou à la faveur de quelque trêve. À l'aune des figures de style déployées par l'artiste dans l'emploi de M.B., on peut mesurer la complexité ou la difficile résolution des rapports entre vie et choix éthiques de création, lorsque ceux-ci prétendent régler celle-là, jusqu'à la dépression : “ je n'ai pas les moyens de l'optimisme, donc Fin de tournage. ” D'où une ligne de démarcation hypersinusoïdale entre la personnalité affective de l'artiste et ce “ type des plus cyniques du monde contemporain, ce tueur des plus grinçants et glacés du sacrilège moderne, se dépassant là dans une nouvelle croyance et jurant de marcher jusqu'à la mort et au-delà pour ouvrir les temps messianiques . ” Ligne dans les entrelacs de laquelle la critique s'est peu aventurée. Dans une conversation avec Flavio Donnini, Gabriele-Aldo Bertozzi, qui en fait mention , met le doigt sur “ une certaine rancœur ” quant à “ certains moments de la vie ” du Stakhanov lettriste sacrifiés sur l'autel de la production. En tout état de cause, et pouvant faire pièce au dossier pour un tombeau inexpurgé de l'artiste, tous les textes relatifs à ces Vies de M.B. ont été publiés au Centre de Créativité. Avant de refermer la parenthèse, il convient d'indiquer l'ampleur de cette autobiographie/fiction et combien le choix de la forme lettriste ouverte que revêtent ces Vies de M.B.  et dont les supports eux-mêmes sont hétérogènes (film, roman, vidéo-objet, projet de texte, corps, âme) s'avère particulièrement bien adapté à l'exercice d'introspection. Non seulement les différentes sections de ce travail monumental s'étirent dans le temps, mais Maurice Lemaître ne divulgue pas ces fragments d'un ensemble beaucoup plus large sans une extrême réserve : l'expérience a montré que l'auteur de cette œuvre d'avant-garde narrative commerciale , bien que requérant pour elle la participation de tout le monde puisque tout le monde fait partie de Vies de M.B. , est plutôt chatouilleux quant aux apports et interprétations extérieurs. C'est parce que Maurice Lemaître se sert de lui-même comme d'un matériau à part entière que son rapport au public n'est pas univoque et il n'est pas rare que celui-ci soit convoqué dans le dessein principal d'une homologation à des degrés divers de subtilité : Nicolas Villodre relève dans son compte rendu - sollicité par Lemaître - de la séance Scratch Projection Audiopradif du 28 octobre 1985 : “ ces images d'Afrique du Nord (...) que tu te projetais à toi-même ”.
        D'autres éléments ne relevant pas officiellement de ce work éternellement in progress sont à rapprocher de la nébuleuse autobiographique, tels la Légende de Cricri, film à mono image de 1979 issu d'un photogramme de Tous derrière Suzanne, jeune, dure et pure !, dédié à Christiane Guymer, elle-même auteur d'un film : le Témoin ou la timide espérance en 1984, sœur de l'artiste et membre de l'entreprise lemaîtrienne, ou Toutes les femmes sont des Jeanne d'Arc, film de 1984 encore, indiqué comme ayant été réalisé par la mère de l'artiste, Suzanne, sous son nom de jeune fille : Lemaître. Félix Bismuth, le père de Moïse, n'a pas, lui, à ce jour, réalisé de film. Il est toutefois l'auteur de Écrits en voyage au Moyen-Orient, années vingt édité en 1994 au Centre de Créativité. Même année et même édition pour le Majordome du château, fort volume de Maurice Lemaître, reprenant ses conversations d'avril 1974 à octobre 1977 avec des membres du groupe lettriste à propos de “ l'héritier ” en qui il faut voir la figure d'Isidore Isou (dans son roman l'Héritier du château  ce dernier fait apparaître Maurice Lemaître sous le nom de Pavel, lui assignant le rôle, donc, de majordome). Refermons cette parenthèse.
        Un inventaire dressé jusqu'à Ça (œuvre virtuelle infinitésimale et partiellement supertemporelle en 3 D, de 1997) par la Section française du front international des jeunesses supercapitalistes © fait état de 127 œuvres de cinéma : lesquelles se glisseront dans le vade-mecum de la création cinématographique quand leur auteur ne sera plus là pour les promouvoir, les défendre ni assumer personnellement et physiquement la conduite des séances ? Christiane Guymer souligne lucidement, le 6 octobre 1985, “ l'importance de M. B. dans le déroulement de l'œuvre ”.
        Car, au-delà du corps pelliculaire que d'aucuns ont commencé d'autopsier sur la table de montage et que l'auteur en premier lieu a revisité en y puisant matière à approfondir pour l'élaboration de nouvelles œuvres , au-delà des qualités graphiques des ciselures, malgré les mises en garde réitérées de l'auteur quant au trop de virtuosité à laquelle pourtant il aime à céder, au-delà de ces inventions réelles et peut-être, sinon trop nombreuses, du moins focalisant trop le spectateur sur une créationnite distrayante à coups de goût nouveau et l'éloignant d'autant de ce que ces inventions étaient censées illustrer (car après tout ces films ont aussi pour vocation de n'être qu'une partie de la stratégie de superpropagation de la Créatique, comme un Walt Disney au Grand Rex n'est qu'un support de communication audiovisuel pour la promotion de produits dérivés), au-delà donc de “ ces petits plaisirs cinématographiques inoffensifs  ” desquels il a maintes fois interrompu la projection, c'est bien par sa séance de syncinéma que Maurice Lemaître assure le distinguo.
        Et voilà un hic. Car pour se rendre à cette évidence et prendre la mesure du bénéfice qu'on peut tirer de telles séances, il est impératif que le public, la critique, les diffuseurs et les programmateurs consentent à se dépouiller de leur sclérose de consommateur bovin. C'est précisément cette mue qui est en jeu dans le syncinéma. On pourra trouver, certes, dans quelques-uns des films - le quart du corpus total - actuellement distribués dans leur version “ plate ”, un grignotage systématique du petit train-train de l'histoire, une mise en crise du ronron cinéphagique avec à la clef le prurit hygiénique de principe. L'ersatz de 62 minutes portant le même titre que la séance du Film est déjà commencé ? tient impudemment le haut du pavé, alors qu'une honnêteté élémentaire justifierait la projection à sa place d'Une copie mutilée, digest filmique de 1973 de la précédente œuvre réduite à 17 minutes dans un premier temps pour une exploitation commerciale de secours puis, l'auteur s'étant ravisé, outrageusement estropiée, volontairement rabaissée par lui et complétée avec 49 minutes de la production pompiéresque et publicitaire la plus débile de son époque . Créateur amer de n'avoir pu alors présenter son œuvre dans sa forme originale guère plus de trois fois. De son véritable titre Une copie mutilée du film est déjà commencée ?, le statut de cette œuvre ne dépasse pas la curiosité de rétrospective ,. Signalons que des exemplaires du livre au titre homonyme paru aux éditions André Bonne en avril 1952 et détaillant la mise en œuvre de cette séance ainsi que les apports du syncinéma sont encore disponibles . L'édition vidéo de l'ersatz du Film est déjà commencé ? suscitera-t-elle au moins quelque mauvais traitement salvateur ?   Le fait est que ce document de troisième degré ajoute à la confusion. La stratégie ( ?) offensive proprement lemaîtrienne selon laquelle tous les moyens sont bons pour faire passer le message lettriste peut valoir à son instigateur quelques succès, mais l'inflation de matériel ne va pas dans le sens de la clarté et risque fort de différer d'autant la renaissance dont parle Michel Giroud . La présence de quelques-uns des films de Maurice Lemaître aux catalogues de coopératives de films expérimentaux représente l'une des concessions auxquelles il a dû se résoudre : un moindre mal sans doute, mais qui participe aussi de la méprise. Position inconfortable du cinéaste qui ne cesse de clamer, fuyant chapelles et autres ghettos, “ À bas le cinéma expérimental ! Vive le cinéma ! ” mais plus pragmatiquement (dans un entretien du 27 juin 1994 ) : “ Même le ministère de la culture nazie c'est mieux que la jungle expérimentale ”. Précisant plus loin que son ministère de la culture est ailleurs. De mises au point en interviews, il ne déroge pas au “ seul bon vieux terme de cinéma d'avant-garde  ”, sinon simplement “ de création ” . Cap tenu au mépris des diverses modes et marées ou terminologiques pinaillages : il n'y a qu'une histoire - formaliste, progressiste, etc. - (du cinéma) et c'est dans celle-ci que Maurice Lemaître s'inscrit, esquivant notamment cet actuel épouvantail, paré des plumes de quel scientisme mal digéré, qu'est l'expérimental, étiquette des plus ineptes et pédante et en premier lieu fallacieuse bien sûr.
        En vieux briscard des coopératives  et pour corriger toute perspective réductrice sur son œuvre, Maurice Lemaître s'est tôt soucié de publier les mises à jour successives du catalogue de sa cinématographie . En outre, et depuis le début, des brochures ont toujours complété la création des films pour homologation, transcription des textes des bandes son des films, indication de régie (vocable emprunté à la scène), quand elles ne sont pas le film elles-mêmes (Au-delà du déclic, 1965) ou le son d'un film ultérieur (par exemple la lecture des I03 pages du Temps des assis de 1963 plus les deux pages de la préface de 1971 pour 90 minutes de monochrome orange du même titre de 1979). À la lecture de ces ouvrages se dévoile mieux le sens de certaines œuvres mais également l'utilisation que Maurice Lemaître fait du cinéma. Voie d'accès de première main pour qui souhaite aborder son travail dans ce domaine en même temps qu'outil indispensable destiné à tous ceux qui auront le désir de montrer cette œuvre au public. Et puisqu'il s'agit de rompre avec l'ancienne messe écranique, selon l'expression de Pierre Menthe, cette nouvelle liturgie est sujette à variations et interprétation, sachant que : plus on s'écarte de la mécanique courante, plus la qualité de l'interprétation importe puisqu'elle est une manière de critique, l'auteur devant même s'attendre à des cas de mésinterprétation. On peut imaginer, dès lors, que soit discutée telle ou telle conduite d'une œuvre. La lecture de l'œuvre et, partant, sa mise à l'épreuve par la pratique permettent d'explorer la partie du système la moins visible parce qu'aussi la moins exploitable commercialement, touchant à l'immatériel, l'imaginaire, approfondissant ou ressassant les propositions isouiennes et apéïristes, supertemporelles, développant de multiples combinaisons, nuances, surenchères ou leur corollaire négatif.
        La séance de syncinéma est aussi le point par lequel se distingue l'œuvre de Lemaître de celle d'Isou et des autres cinéastes lettristes. À chaque avancée formelle, pratique ou théorique, s'ensuit son élargissement à la scène, sa communication spectaculaire, son incarnation, la mise à l'épreuve directe de sa réception par le public. Alain Alcide Sudre néologise cet activisme cinématurgique  en le rapprochant de l'agit-prop dont, bien sûr, il procède aussi. On peut pister par ailleurs quelques phagocytoses réciproques entre les deux créateurs et mesurer le bénéfice de l'exercice. La transposition dans le domaine plastique du Débat oral de 1952 qui fournit la matière supertemporelle de La salle des idiots (27 mai-11 juin 1960, Galerie l'Atome, Paris) peut elle-même être incluse, selon les instructions de Maurice Lemaître, dans son extension syncinématographique que formalise l'Invitation du 8 octobre 1963  à réaliser celle-ci. Débat entre les spectateurs dont Isidore Isou souhaite qu'il soit rapidement affiné, évoluant jusqu'au silence : “ on s'assemblera et on méditera, dans un recueillement commun, sur un art défunt  ” et dont le germe, primaire, se trouve dans les répliques des spectateurs professionnels du Film est déjà commencé ? : “ Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Ce film est infect ! On se moque de nous ! Ca, c'est du cinéma ! (...) Abruti ! ” etc.
        Le dialogue, s'il se déroule entre lettristes par œuvres interposées, est toujours encouragé dans la salle, le but des séances étant aussi de provoquer l'échange, et il est conseillé au spectateur de parler à son voisin pendant la projection.
        Un autre objectif de la séance est de réaliser une heuristique du spectateur pour l'amener à sortir de sa caverne consumériste, à se réveiller, et l'initier à des joies supérieures. C'était l'évidence par exemple de la programmation du 1er mai 1997 à Genève chez Spoutnik  qu'inaugurait une variante de Comme un fleuve silencieux, le film du sourd-aveugle heureux (1980). Chaque spectateur, un bandeau sur les yeux, était introduit et placé au hasard dans l'obscurité de la salle au seul son d'un poème lettriste improvisé par l'auteur puis, pendant ce rinçage de cervelle, lui était donné à manipuler de la bande magnétique et du ruban filmique. Enchaînait Vomi cinéma, crachat cinéma, morve cinéma, excrément cinéma, déjection cinéma (1980) : à ce stade de son évolution, le spectateur est invité à se laver de “ toutes les vomissures (...) que le cinéma commercial l'a forcé à avaler ”, puis Le soulèvement de la jeunesse mai 68 (1968) agit de même pour sa conscience politique avec le traditionnel lancer de tracts etc. Soit, un délayage de la rayure filmique.
        C'est aussi l'élasticité de la séance de Lemaître qui permet de l'ériger tantôt en tribune lettriste tantôt en publi-cours d'histoire créatrice du cinéma pour aboutir à ses dernières créations, pratique éprouvée depuis le Café-cinéma Le Colbert en 1967 et présente dans l'œuvre de 1951 : “ Ce film, pour être en règle avec lui-même, et pour épater les cons, se doit d'annoncer lui-même la masse des créations cinématographiques introduites dans l'histoire avec son apparition ”. Ces dernières années, parce que de plus en plus orientées vers l'œuvre totale, les séances reprennent tous ces éléments, le devoir lettriste cédant au plaisir de remonter sur scène , pour ne plus être données, explicitement ou non, que comme Vies de M.B. Ainsi, une œuvre collective intitulée lors de sa fabrication Vers un socialisme des créateurs se trouve refondue en un générique Maurice Lemaître, le retour.
        “ Maurice Lemaître a envoyé un fax cet après midi pour dire qu'à la suite de son malaise de ce matin il est très très très fatigué et qu'il ne pourra malheureusement pas faire sa séance comme il l'avait prévu aussi m'a-t-il chargé de vous lire ce texte avant la projection.... mais... ah !.. j'aperçois un brancard... donc, je lui passe le micro... ” Retour à tout prix. Encore une fois aller au charbon, comme autrefois, entre autres travaux, Hercule portait les plombs d'Isou pour une ixième correction. Une figuration est bousculée sur l'écran, piétinée, lacérée, renversée sur le mode lettriste qu'une autre figure resurgit : celle de l'acteur. Lors d'une séance, c'est par ce véhicule privilégié qu'est l'animateur que s'opère le glissement de l'œuvre filmique à l'œuvre imaginaire, suggérée. Ni la brochure ni même un document vidéo de Merci Pezou, pour Hina Nadolna ! ne rendront jamais ce film anti-anti-sup, inachevé ou suggéré et polyautomatique tel qu'il fut monté en direct et prit corps le 4 octobre 1995 par l'action de son auteur. Irréfutable résurrection aussi lors de la 2ème mondiale de Montage (1976) à la Zonmééé (Montreuil-sous-bois, 27 février 1993) dont la carte postale qui en fut tirée  éternisera ce bref moment où, réapparu derrière l'écran incandescent et élevant le bras, le phénix transcendait en flambeau le brûlot incendiaire - une page de scénario.
        Dans les dictionnaires courants, on trouve Lemaître entre Lelouch et Leone. Au titre d'acteur bien sûr. Frédérick Lemaître. Maurice Lemaître cite quelques fois son homonyme agité. En tout cas, nombre de ceux qui le pratiquent de longue date s'accordent à louer les qualités de jeu de celui qui, dans sa préface au Erich Von Stroheim de Bob Bergut (Le terrain vague, 1960), confesse qu'adolescent il n'est guère d'acteur auquel il ait autant désiré ressembler que Stroheim. On peut également s'amuser à comparer la première de couverture de ce livre avec celle de l'ouvrage consacré à Lemaître en 1995 lors de sa rétrospective au Centre Georges Pompidou. Pour La vampire nue (1969) de son ami Jean Rollin, Lemaître accepta de l'aider en incarnant Radamante, un chef de gang en quête d'immortalité. Il semble que le comédien au naturel qu'il peut être supporte mal d'être dirigé ou bien, a-t-il voulu de lui-même marquer la différence dans l'apprêt de son rôle ? Accessoire anecdote de laquelle est issu Positif-Négatif (1970). Comme fréquemment, pointe ici la dérision dont un pic fut atteint sans doute lors de la première mondiale de 50 bons films, le 5 avril 1977 à la Coopérative des Cinéastes à Paris, sans infléchir l'humeur d'exaspération envers le cinéma narratif de l'époque qui a motivé ce film et aussi Un navet (1979). En hommage à toutes les femmes qui se sont vendues au public à l'écran, l'auteur se plaça devant cet écran et, tournant le dos à l'assistance, dévoila son postérieur de façon à ce que l'image soit projetée sur cet écran vivant, et ce sans préméditation, aux dires de Frédérique Devaux . Il faut imaginer que cette image se compose du propre buste de l'auteur du Film est déjà commencé ? sur lequel est projeté ce film. Dix ans auparavant, Chantal D., star (1968) exploite en contrepartie les coulisses du trottoir écranique et, selon un dispositif de micro caché, Maurice Lemaître, ayant endossé le rôle du producteur interviewer, déploie toute sa ruse et ses talents de dragueur pour amener en 26 minutes le plus loin possible une jeune lectrice de Cinémonde ayant répondu à son annonce. Démonstration menée avec une cruauté digne de l'auteur de Foolish Wives.
        Maurice Lemaître use donc bien mieux de sa voix, de son discours - qui est la partie la plus haute de sa personne, rappelle-t-il dans l'interview de juin 1994, que de son image. Le préambule d'Un soir au cinéma (1962) précise : “ comme dans tous les films de Maurice Lemaître, le son est une partie essentielle de l'œuvre ”. Rappelons ici que la discrépance n'est aucunement la négation de l'image  ou du visuel au dam d'une critique en diagonale, se fondant peut-être sur l'anecdote de la projection cannoise, mythique, du Traité de bave et d'éternité. La salve verbale, cette giclée lemaîtrienne, frayant... n'est-ce pas... à plus d'un titre avec la rhétorique célinienne... n'est-ce pas, entérine la protestation de Gabriel Pomerand qui, suite à l'arrêté préfectoral frappant d'interdit sa conférence, se voit contraint de “ publier un texte qui devait être dit  et qui perd ainsi la puissance de la parole . ” Avec cela que cet électron affranchi, cette voix sans maître ni dieu du lettrisme, rappelle, non sans lucidité, dans un exergue du Cri et son archange, la remarque de Baudelaire selon laquelle “ parler du haut d'une chaire ou d'une tribune est le suprême plaisir des bavards et que (...) les voluptés que leur procurent leurs effusions oratoires sont égales à celles que d'autres tirent du silence et du recueillement  ”. Au sein du Lettrisme, les crieurs patentés, Pomerand et Dufrêne, ne sont pourtant pas à prendre comme des concurrents de Lemaître. Alors que le premier est un mystique du cri, la ligne de force dont relève la poésie du second. le souffle et le cri à base phonétique, selon l'analyse de Bernard Heidsieck, le relie aux avant-gardes au début du siècle . Mais écoutons Lemaître : “ (...) cri pour ces chers vieux cons d'anars, cri pour ceux à qui on écrira, (...) cri ... je sais que je vous emmerde mais il faut bien crier pour les commémorateurs, les constructifs, les désinvoltes, les négligents et les stricts qui vous mangent l'air et nous serrent la poitrine, cri pour vous, certes, mais aussi... cri pour moi qui étouffe de rage et qui ne sait souvent que crier, cri à nouveau pour les poètes de ce pays qui n'aime pas vraiment ses poètes,... cri inimaginable et inaudible  ! ”. Le cri n'est pas seulement ce prolongement possible auquel recourt le discours lorsque les mots ne suffisent plus. Il a, comme certains poèmes lettristes, la tâche de labourer le terrain sur lequel va se planter ce discours. Il aura aussi, lors de séances, une fonction de chauffage trouvant sa sublimation dans une aphone éjaculation tractale. Souvenir d'une halte dans la cours d'honneur du Palais Royal, suite à une projection au Salon du Patrimoine , lors de laquelle le lanceur, ravi jusqu'aux oreilles de - et par - son geste, demandait à Hélène Richol, le moins sérieusement du monde, de prendre son pouls.
        Les figures de l'adresse, du dialogue ou du discours chez Lemaître sont polymorphes jusqu'à user de la spontanéité que permet le cinéma lettriste et réaliser, par exemple, un film à destinataire unique : Sourire, clins d'œil et froncements de sourcil pour Dominique (1978), film corporel ouvert (supertemporel, d'art du public) ou, toujours à l'intention de ce dédicataire particulièrement loti, 14 mars 1965 (1979), un “ vrai ” film (anti-supertemporel) pour D.N., dont le son (qui ne peut être reproduit ici in extenso faute de place) possède la beauté blessante d'une lettre de rupture écrite lors l'un de ces creux de vague douloureux dans la lutte du cinéaste pour défendre son esthétique, ce qui confère à ce film une valeur de manifeste. Il s'achève sur ces mots : “ Je vous trahis pour le répulsif. Ohan, Ohan ! Tsadopelam, atsado, atsado, JDAK ! ” On ne peut pas accuser ici l'artiste de brader ses convictions.
        D'aucuns ont évoqué une affinité élective de Maurice Lemaître pour le cinéma (populaire du samedi soir, ajoute Dominique Noguez) et il est vrai que, loin de le détruire, il l'a enrichi - multiplié dans ses pouvoirs d'enchantement, Pierre Menthe dixit - mais l'acception du mot cinéma dans sa bouche ne peut pas être non plus celle d'un Noël Simsolo qui, traitant des avant-gardes littéraires et de leurs incursions dans la machinerie cinématographique , cite les lettristes en leur adjoignant l'étiquette de “ conceptuels ” et à propos de Maurice Lemaître : “ ses films sont la quintessence d'une certaine forme de cinéma expérimental ”. Cloisons toujours ébranlées, jamais abattues ! Propos typiques de cinéphile tolérant ; “ C'est vrai qu'il y a des gens qui n'aiment pas trop être brusqués dans leurs goûts ” (Film-annonce, 1993). Le cinéma fut élu par les Lettristes comme support possible, entre autres, de propagande, parce que populaire, parce qu'“ une des formes les plus étendues et les plus modernes de l'art humain  ”, comme put l'être la radio dans les années trente. Mais ils ont rallié un autre public que celui des boulevards. Maurice Lemaître qui, au fil de sa cinématographie, a développé nombre d'idées en germe dans sa première œuvre, au contraire d'Isidore Isou pour lequel une œuvre doit se limiter à un procédé, a remonté maintes fois, jusqu'à aujourd'hui, ce cheval de Troie.
 

Éric Lombard.
1999.

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