PÉDAGOGIE - CONSIDÉRATIONS - ÉVÉNEMENTS ANTÉRIEURS - INFORMATIONS |
Note: le texte reproduit ci-après ne constitue pas la version d'origine correspondant au titre ci-dessus mais celle, remaniée par son comanditaire (La Cinémathèque Française) et allégée d'environ 10% , à paraître dans un ouvrage collectif. L'auteur souhaite avertir ses lecteurs qu'ils pourront sous peu , ici, retrouver le texte initial dans son intégrité ainsi que son apareil de notes aférant.
Maurice
Lemaître,
le retour. Depuis peu (20 février 1998 ?) apparaît
régulièrement
ce leitmotiv, en chapeau de quelque séance ou tract ou
film-tract
ou revue, au ton prophético-adjuratoire et non dépourvu
d'une
certaine dérision en ce que cette accroche s'applique
d'ordinaire
à d'autres créatures hollywoodiennes à triceps et
commercialement immortelles. Nouveau trait relayant de
précédents
slogans sans pour autant mettre au rancart ni l'avant-garde de
l'avant-garde,
ni le paradis et encore moins l'au-delà chers à ce
créateur
dont l'une des stratégies est l'accumulation. Ce retour
fleure-t-il
la parousie évoquée par Alain-Alcide Sudre ?
—peut-être
a-t-il été amorcé lors de la rétrospective
de 1995, en tout cas, il semble davantage l'expression de l'une de ces
crêtes de vague favorable - comme périodiquement depuis
cinquante
ans - que d'une lame de fond définitive. Si parler de
consécration
semble abusif, malgré le forçage récent de
quelques
bunkers institutionnels, il paraît de plus en plus aberrant de
faire
l'impasse - dans l'enseignement artistique au moins et pour aller vite
- sur plus d'un demi-siècle de Lettrisme et cette porte
d'entrée
sur les avant-gardes (et la modernité) que représente le
travail de Lemaître sinon sa propre personne ou son double
héroïque
: M.B. - ouvrons une parenthèse - figure siamoise apparue
officiellement
en 1985, associée à la série des Vies de M.B.,
mais également à d'autres reprises : en 1969 à la
Biennale de Paris dans L'ascension du phénix M.B., ou,
toujours
à Paris, le 23 avril 1926 dans le rôle du fils de
Félix
Bismuth, à qui il incombe de prendre en charge le versant
autobiographique
de l'artiste et dont l'importance va croissante, ce qui se
conçoit
à l'heure des bilans ou à la faveur de quelque
trêve.
À l'aune des figures de style déployées par
l'artiste
dans l'emploi de M.B., on peut mesurer la complexité ou la
difficile
résolution des rapports entre vie et choix éthiques de
création,
lorsque ceux-ci prétendent régler celle-là,
jusqu'à
la dépression : “ je n'ai pas les moyens de l'optimisme, donc Fin
de tournage. ” D'où une ligne de démarcation
hypersinusoïdale
entre la personnalité affective de l'artiste et ce “ type des
plus
cyniques du monde contemporain, ce tueur des plus grinçants et
glacés
du sacrilège moderne, se dépassant là dans une
nouvelle
croyance et jurant de marcher jusqu'à la mort et au-delà
pour ouvrir les temps messianiques . ” Ligne dans les entrelacs de
laquelle
la critique s'est peu aventurée. Dans une conversation avec
Flavio
Donnini, Gabriele-Aldo Bertozzi, qui en fait mention , met le doigt sur
“ une certaine rancœur ” quant à “ certains moments de la vie ”
du Stakhanov lettriste sacrifiés sur l'autel de la production.
En
tout état de cause, et pouvant faire pièce au dossier
pour
un tombeau inexpurgé de l'artiste, tous les textes relatifs
à
ces Vies de M.B. ont été publiés au
Centre
de Créativité. Avant de refermer la parenthèse, il
convient d'indiquer l'ampleur de cette autobiographie/fiction et
combien
le choix de la forme lettriste ouverte que revêtent ces Vies
de
M.B. et dont les supports eux-mêmes sont
hétérogènes
(film, roman, vidéo-objet, projet de texte, corps, âme)
s'avère
particulièrement bien adapté à l'exercice
d'introspection.
Non seulement les différentes sections de ce travail monumental
s'étirent dans le temps, mais Maurice Lemaître ne divulgue
pas ces fragments d'un ensemble beaucoup plus large sans une
extrême
réserve : l'expérience a montré que l'auteur de
cette
œuvre d'avant-garde narrative commerciale , bien que requérant
pour
elle la participation de tout le monde puisque tout le monde fait
partie
de Vies de M.B. , est plutôt chatouilleux quant aux
apports
et interprétations extérieurs. C'est parce que Maurice
Lemaître
se sert de lui-même comme d'un matériau à part
entière
que son rapport au public n'est pas univoque et il n'est pas rare que
celui-ci
soit convoqué dans le dessein principal d'une homologation
à
des degrés divers de subtilité : Nicolas Villodre
relève
dans son compte rendu - sollicité par Lemaître - de la
séance
Scratch Projection Audiopradif du 28 octobre 1985 : “ ces images
d'Afrique
du Nord (...) que tu te projetais à toi-même ”.
D'autres
éléments
ne relevant pas officiellement de ce work éternellement in
progress sont à rapprocher de la nébuleuse
autobiographique,
tels la Légende de Cricri, film à mono image de 1979 issu
d'un photogramme de Tous derrière Suzanne, jeune, dure et
pure
!, dédié à Christiane Guymer, elle-même
auteur d'un film : le Témoin ou la timide espérance
en 1984, sœur de l'artiste et membre de l'entreprise
lemaîtrienne,
ou Toutes les femmes sont des Jeanne d'Arc, film de 1984
encore,
indiqué comme ayant été réalisé par
la mère de l'artiste, Suzanne, sous son nom de jeune fille :
Lemaître.
Félix Bismuth, le père de Moïse, n'a pas, lui,
à
ce jour, réalisé de film. Il est toutefois l'auteur de Écrits
en voyage au Moyen-Orient, années vingt édité
en 1994 au Centre de Créativité. Même année
et même édition pour le Majordome du château, fort
volume de Maurice Lemaître, reprenant ses conversations d'avril
1974
à octobre 1977 avec des membres du groupe lettriste à
propos
de “ l'héritier ” en qui il faut voir la figure d'Isidore Isou
(dans
son roman l'Héritier du château ce dernier
fait
apparaître Maurice Lemaître sous le nom de Pavel, lui
assignant
le rôle, donc, de majordome). Refermons cette parenthèse.
Un inventaire dressé
jusqu'à Ça (œuvre virtuelle infinitésimale
et partiellement supertemporelle en 3 D, de 1997) par la Section
française
du front international des jeunesses supercapitalistes © fait
état
de 127 œuvres de cinéma : lesquelles se glisseront dans le
vade-mecum
de la création cinématographique quand leur auteur ne
sera
plus là pour les promouvoir, les défendre ni assumer
personnellement
et physiquement la conduite des séances ? Christiane Guymer
souligne
lucidement, le 6 octobre 1985, “ l'importance de M. B. dans le
déroulement
de l'œuvre ”.
Car, au-delà du corps
pelliculaire que d'aucuns ont commencé d'autopsier sur la table
de montage et que l'auteur en premier lieu a revisité en y
puisant
matière à approfondir pour l'élaboration de
nouvelles
œuvres , au-delà des qualités graphiques des ciselures,
malgré
les mises en garde réitérées de l'auteur quant au
trop de virtuosité à laquelle pourtant il aime à
céder,
au-delà de ces inventions réelles et peut-être,
sinon
trop nombreuses, du moins focalisant trop le spectateur sur une
créationnite
distrayante à coups de goût nouveau et l'éloignant
d'autant de ce que ces inventions étaient censées
illustrer
(car après tout ces films ont aussi pour vocation de
n'être
qu'une partie de la stratégie de superpropagation de la
Créatique,
comme un Walt Disney au Grand Rex n'est qu'un support de communication
audiovisuel pour la promotion de produits dérivés),
au-delà
donc de “ ces petits plaisirs cinématographiques
inoffensifs
” desquels il a maintes fois interrompu la projection, c'est bien par
sa
séance de syncinéma que Maurice Lemaître assure le
distinguo.
Et voilà un hic.
Car pour se rendre à cette évidence et prendre la mesure
du bénéfice qu'on peut tirer de telles séances, il
est impératif que le public, la critique, les diffuseurs et les
programmateurs consentent à se dépouiller de leur
sclérose
de consommateur bovin. C'est précisément cette mue qui
est
en jeu dans le syncinéma. On pourra trouver, certes, dans
quelques-uns
des films - le quart du corpus total - actuellement distribués
dans
leur version “ plate ”, un grignotage systématique du petit
train-train
de l'histoire, une mise en crise du ronron cinéphagique avec
à
la clef le prurit hygiénique de principe. L'ersatz de 62 minutes
portant le même titre que la séance du Film est
déjà
commencé ? tient impudemment le haut du pavé, alors
qu'une
honnêteté élémentaire justifierait la
projection
à sa place d'Une copie mutilée, digest filmique de
1973 de la précédente œuvre réduite à 17
minutes
dans un premier temps pour une exploitation commerciale de secours
puis,
l'auteur s'étant ravisé, outrageusement estropiée,
volontairement rabaissée par lui et complétée avec
49 minutes de la production pompiéresque et publicitaire la plus
débile de son époque . Créateur amer de n'avoir pu
alors présenter son œuvre dans sa forme originale guère
plus
de trois fois. De son véritable titre Une copie
mutilée
du film est déjà commencée ?, le statut de
cette
œuvre ne dépasse pas la curiosité de rétrospective
,. Signalons que des exemplaires du livre au titre homonyme paru aux
éditions
André Bonne en avril 1952 et détaillant la mise en œuvre
de cette séance ainsi que les apports du syncinéma sont
encore
disponibles . L'édition vidéo de l'ersatz du Film est
déjà commencé ? suscitera-t-elle au moins
quelque
mauvais traitement salvateur ? Le fait est que ce document
de troisième degré ajoute à la confusion. La
stratégie
( ?) offensive proprement lemaîtrienne selon laquelle tous les
moyens
sont bons pour faire passer le message lettriste peut valoir à
son
instigateur quelques succès, mais l'inflation de matériel
ne va pas dans le sens de la clarté et risque fort de
différer
d'autant la renaissance dont parle Michel Giroud . La présence
de
quelques-uns des films de Maurice Lemaître aux catalogues de
coopératives
de films expérimentaux représente l'une des concessions
auxquelles
il a dû se résoudre : un moindre mal sans doute, mais qui
participe aussi de la méprise. Position inconfortable du
cinéaste
qui ne cesse de clamer, fuyant chapelles et autres ghettos, “ À
bas le cinéma expérimental ! Vive le cinéma ! ”
mais
plus pragmatiquement (dans un entretien du 27 juin 1994 ) : “
Même
le ministère de la culture nazie c'est mieux que la jungle
expérimentale
”. Précisant plus loin que son ministère de la culture
est
ailleurs. De mises au point en interviews, il ne déroge pas au “
seul bon vieux terme de cinéma d'avant-garde ”, sinon
simplement
“ de création ” . Cap tenu au mépris des diverses modes
et
marées ou terminologiques pinaillages : il n'y a qu'une histoire
- formaliste, progressiste, etc. - (du cinéma) et c'est dans
celle-ci
que Maurice Lemaître s'inscrit, esquivant notamment cet actuel
épouvantail,
paré des plumes de quel scientisme mal digéré,
qu'est
l'expérimental, étiquette des plus ineptes et
pédante
et en premier lieu fallacieuse bien sûr.
En vieux briscard des
coopératives
et pour corriger toute perspective réductrice sur son œuvre,
Maurice
Lemaître s'est tôt soucié de publier les mises
à
jour successives du catalogue de sa cinématographie . En outre,
et depuis le début, des brochures ont toujours
complété
la création des films pour homologation, transcription des
textes
des bandes son des films, indication de régie (vocable
emprunté
à la scène), quand elles ne sont pas le film
elles-mêmes
(Au-delà du déclic, 1965) ou le son d'un film
ultérieur
(par exemple la lecture des I03 pages du Temps des assis de
1963
plus les deux pages de la préface de 1971 pour 90 minutes de
monochrome
orange du même titre de 1979). À la lecture de ces
ouvrages
se dévoile mieux le sens de certaines œuvres mais
également
l'utilisation que Maurice Lemaître fait du cinéma. Voie
d'accès
de première main pour qui souhaite aborder son travail dans ce
domaine
en même temps qu'outil indispensable destiné à tous
ceux qui auront le désir de montrer cette œuvre au public. Et
puisqu'il
s'agit de rompre avec l'ancienne messe écranique, selon
l'expression
de Pierre Menthe, cette nouvelle liturgie est sujette à
variations
et interprétation, sachant que : plus on s'écarte de la
mécanique
courante, plus la qualité de l'interprétation importe
puisqu'elle
est une manière de critique, l'auteur devant même
s'attendre
à des cas de mésinterprétation. On peut imaginer,
dès lors, que soit discutée telle ou telle conduite d'une
œuvre. La lecture de l'œuvre et, partant, sa mise à
l'épreuve
par la pratique permettent d'explorer la partie du système la
moins
visible parce qu'aussi la moins exploitable commercialement, touchant
à
l'immatériel, l'imaginaire, approfondissant ou ressassant les
propositions
isouiennes et apéïristes, supertemporelles,
développant
de multiples combinaisons, nuances, surenchères ou leur
corollaire
négatif.
La séance de
syncinéma
est aussi le point par lequel se distingue l'œuvre de Lemaître de
celle d'Isou et des autres cinéastes lettristes. À chaque
avancée formelle, pratique ou théorique, s'ensuit son
élargissement
à la scène, sa communication spectaculaire, son
incarnation,
la mise à l'épreuve directe de sa réception par le
public. Alain Alcide Sudre néologise cet activisme
cinématurgique
en le rapprochant de l'agit-prop dont, bien sûr, il
procède
aussi. On peut pister par ailleurs quelques phagocytoses
réciproques
entre les deux créateurs et mesurer le bénéfice de
l'exercice. La transposition dans le domaine plastique du Débat
oral de 1952 qui fournit la matière supertemporelle de La
salle
des idiots (27 mai-11 juin 1960, Galerie l'Atome, Paris) peut
elle-même
être incluse, selon les instructions de Maurice Lemaître,
dans
son extension syncinématographique que formalise l'Invitation
du
8 octobre 1963 à réaliser celle-ci. Débat
entre
les spectateurs dont Isidore Isou souhaite qu'il soit rapidement
affiné,
évoluant jusqu'au silence : “ on s'assemblera et on
méditera,
dans un recueillement commun, sur un art défunt ” et dont
le germe, primaire, se trouve dans les répliques des spectateurs
professionnels du Film est déjà commencé ? :
“ Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? Ce film est infect ! On se
moque
de nous ! Ca, c'est du cinéma ! (...) Abruti ! ” etc.
Le dialogue, s'il se
déroule
entre lettristes par œuvres interposées, est toujours
encouragé
dans la salle, le but des séances étant aussi de
provoquer
l'échange, et il est conseillé au spectateur de parler
à
son voisin pendant la projection.
Un autre objectif de la
séance est de réaliser une heuristique du spectateur pour
l'amener à sortir de sa caverne consumériste, à se
réveiller, et l'initier à des joies supérieures.
C'était
l'évidence par exemple de la programmation du 1er mai 1997
à
Genève chez Spoutnik qu'inaugurait une variante de Comme
un fleuve silencieux, le film du sourd-aveugle heureux (1980).
Chaque
spectateur, un bandeau sur les yeux, était introduit et
placé
au hasard dans l'obscurité de la salle au seul son d'un
poème
lettriste improvisé par l'auteur puis, pendant ce rinçage
de cervelle, lui était donné à manipuler de la
bande
magnétique et du ruban filmique. Enchaînait Vomi
cinéma,
crachat cinéma, morve cinéma, excrément
cinéma,
déjection cinéma (1980) : à ce stade de son
évolution,
le spectateur est invité à se laver de “ toutes les
vomissures
(...) que le cinéma commercial l'a forcé à avaler
”, puis Le soulèvement de la jeunesse mai 68 (1968) agit de
même
pour sa conscience politique avec le traditionnel lancer de tracts etc.
Soit, un délayage de la rayure filmique.
C'est aussi
l'élasticité
de la séance de Lemaître qui permet de l'ériger
tantôt
en tribune lettriste tantôt en publi-cours d'histoire
créatrice
du cinéma pour aboutir à ses dernières
créations,
pratique éprouvée depuis le Café-cinéma Le
Colbert en 1967 et présente dans l'œuvre de 1951 : “ Ce film,
pour
être en règle avec lui-même, et pour épater
les
cons, se doit d'annoncer lui-même la masse des créations
cinématographiques
introduites dans l'histoire avec son apparition ”. Ces dernières
années, parce que de plus en plus orientées vers l'œuvre
totale, les séances reprennent tous ces éléments,
le devoir lettriste cédant au plaisir de remonter sur
scène
, pour ne plus être données, explicitement ou non, que
comme
Vies
de M.B. Ainsi, une œuvre collective intitulée lors de sa
fabrication
Vers
un socialisme des créateurs se trouve refondue en un
générique
Maurice
Lemaître, le retour.
“ Maurice Lemaître
a envoyé un fax cet après midi pour dire qu'à la
suite
de son malaise de ce matin il est très très très
fatigué
et qu'il ne pourra malheureusement pas faire sa séance comme il
l'avait prévu aussi m'a-t-il chargé de vous lire ce texte
avant la projection.... mais... ah !.. j'aperçois un brancard...
donc, je lui passe le micro... ” Retour à tout prix. Encore une
fois aller au charbon, comme autrefois, entre autres travaux, Hercule
portait
les plombs d'Isou pour une ixième correction. Une figuration est
bousculée sur l'écran, piétinée,
lacérée,
renversée sur le mode lettriste qu'une autre figure resurgit :
celle
de l'acteur. Lors d'une séance, c'est par ce véhicule
privilégié
qu'est l'animateur que s'opère le glissement de l'œuvre filmique
à l'œuvre imaginaire, suggérée. Ni la brochure ni
même un document vidéo de Merci Pezou, pour Hina
Nadolna
! ne rendront jamais ce film anti-anti-sup, inachevé ou
suggéré
et polyautomatique tel qu'il fut monté en direct et prit corps
le
4 octobre 1995 par l'action de son auteur. Irréfutable
résurrection
aussi lors de la 2ème mondiale de Montage (1976)
à
la Zonmééé (Montreuil-sous-bois, 27 février
1993) dont la carte postale qui en fut tirée
éternisera
ce bref moment où, réapparu derrière
l'écran
incandescent et élevant le bras, le phénix transcendait
en
flambeau le brûlot incendiaire - une page de scénario.
Dans les dictionnaires
courants,
on trouve Lemaître entre Lelouch et Leone. Au titre d'acteur bien
sûr. Frédérick Lemaître. Maurice
Lemaître
cite quelques fois son homonyme agité. En tout cas, nombre de
ceux
qui le pratiquent de longue date s'accordent à louer les
qualités
de jeu de celui qui, dans sa préface au Erich Von Stroheim
de Bob Bergut (Le terrain vague, 1960), confesse qu'adolescent il n'est
guère d'acteur auquel il ait autant désiré
ressembler
que Stroheim. On peut également s'amuser à comparer la
première
de couverture de ce livre avec celle de l'ouvrage consacré
à
Lemaître en 1995 lors de sa rétrospective au Centre
Georges
Pompidou. Pour La vampire nue (1969) de son ami Jean Rollin,
Lemaître
accepta de l'aider en incarnant Radamante, un chef de gang en
quête
d'immortalité. Il semble que le comédien au naturel qu'il
peut être supporte mal d'être dirigé ou bien, a-t-il
voulu de lui-même marquer la différence dans
l'apprêt
de son rôle ? Accessoire anecdote de laquelle est issu Positif-Négatif
(1970).
Comme fréquemment, pointe ici la dérision dont un pic fut
atteint sans doute lors de la première mondiale de 50 bons
films,
le
5 avril 1977 à la Coopérative des Cinéastes
à
Paris, sans infléchir l'humeur d'exaspération envers le
cinéma
narratif de l'époque qui a motivé ce film et aussi Un
navet (1979). En hommage à toutes les femmes qui se sont
vendues
au public à l'écran, l'auteur se plaça devant cet
écran et, tournant le dos à l'assistance, dévoila
son postérieur de façon à ce que l'image soit
projetée
sur cet écran vivant, et ce sans préméditation,
aux
dires de Frédérique Devaux . Il faut imaginer que cette
image
se compose du propre buste de l'auteur du Film est
déjà
commencé ? sur lequel est projeté ce film. Dix ans
auparavant,
Chantal
D., star (1968) exploite en contrepartie les coulisses du trottoir
écranique et, selon un dispositif de micro caché, Maurice
Lemaître, ayant endossé le rôle du producteur
interviewer,
déploie toute sa ruse et ses talents de dragueur pour amener en
26 minutes le plus loin possible une jeune lectrice de Cinémonde
ayant répondu à son annonce. Démonstration
menée
avec une cruauté digne de l'auteur de Foolish Wives.
Maurice Lemaître use
donc bien mieux de sa voix, de son discours - qui est la partie la plus
haute de sa personne, rappelle-t-il dans l'interview de juin 1994, que
de son image. Le préambule d'Un soir au cinéma (1962)
précise : “ comme dans tous les films de Maurice Lemaître,
le son est une partie essentielle de l'œuvre ”. Rappelons ici que la
discrépance
n'est aucunement la négation de l'image ou du visuel au
dam
d'une critique en diagonale, se fondant peut-être sur l'anecdote
de la projection cannoise, mythique, du Traité de bave et
d'éternité.
La
salve verbale, cette giclée lemaîtrienne, frayant...
n'est-ce
pas... à plus d'un titre avec la rhétorique
célinienne...
n'est-ce pas, entérine la protestation de Gabriel Pomerand qui,
suite à l'arrêté préfectoral frappant
d'interdit
sa conférence, se voit contraint de “ publier un texte qui
devait
être dit et qui perd ainsi la puissance de la parole . ”
Avec
cela que cet électron affranchi, cette voix sans maître ni
dieu du lettrisme, rappelle, non sans lucidité, dans un exergue
du Cri et son archange, la remarque de Baudelaire selon laquelle “
parler
du haut d'une chaire ou d'une tribune est le suprême plaisir des
bavards et que (...) les voluptés que leur procurent leurs
effusions
oratoires sont égales à celles que d'autres tirent du
silence
et du recueillement ”. Au sein du Lettrisme, les crieurs
patentés,
Pomerand et Dufrêne, ne sont pourtant pas à prendre comme
des concurrents de Lemaître. Alors que le premier est un mystique
du cri, la ligne de force dont relève la poésie du
second.
le souffle et le cri à base phonétique, selon l'analyse
de
Bernard Heidsieck, le relie aux avant-gardes au début du
siècle
. Mais écoutons Lemaître : “ (...) cri pour ces chers
vieux
cons d'anars, cri pour ceux à qui on écrira, (...) cri
...
je sais que je vous emmerde mais il faut bien crier pour les
commémorateurs,
les constructifs, les désinvoltes, les négligents et les
stricts qui vous mangent l'air et nous serrent la poitrine, cri pour
vous,
certes, mais aussi... cri pour moi qui étouffe de rage et qui ne
sait souvent que crier, cri à nouveau pour les poètes de
ce pays qui n'aime pas vraiment ses poètes,... cri inimaginable
et inaudible ! ”. Le cri n'est pas seulement ce prolongement
possible
auquel recourt le discours lorsque les mots ne suffisent plus. Il a,
comme
certains poèmes lettristes, la tâche de labourer le
terrain
sur lequel va se planter ce discours. Il aura aussi, lors de
séances,
une fonction de chauffage trouvant sa sublimation dans une aphone
éjaculation
tractale. Souvenir d'une halte dans la cours d'honneur du Palais Royal,
suite à une projection au Salon du Patrimoine , lors de laquelle
le lanceur, ravi jusqu'aux oreilles de - et par - son geste, demandait
à Hélène Richol, le moins sérieusement du
monde,
de prendre son pouls.
Les figures de l'adresse,
du dialogue ou du discours chez Lemaître sont polymorphes
jusqu'à
user de la spontanéité que permet le cinéma
lettriste
et réaliser, par exemple, un film à destinataire unique :
Sourire,
clins d'œil et froncements de sourcil pour Dominique (1978), film
corporel
ouvert (supertemporel, d'art du public) ou, toujours à
l'intention
de ce dédicataire particulièrement loti, 14 mars 1965
(1979), un “ vrai ” film (anti-supertemporel) pour D.N., dont le
son
(qui ne peut être reproduit ici in extenso faute de place)
possède
la beauté blessante d'une lettre de rupture écrite lors
l'un
de ces creux de vague douloureux dans la lutte du cinéaste pour
défendre son esthétique, ce qui confère à
ce
film une valeur de manifeste. Il s'achève sur ces mots : “ Je
vous
trahis pour le répulsif. Ohan, Ohan ! Tsadopelam, atsado,
atsado,
JDAK ! ” On ne peut pas accuser ici l'artiste de brader ses
convictions.
D'aucuns ont
évoqué
une affinité élective de Maurice Lemaître pour le
cinéma
(populaire du samedi soir, ajoute Dominique Noguez) et il est vrai que,
loin de le détruire, il l'a enrichi - multiplié dans ses
pouvoirs d'enchantement, Pierre Menthe dixit - mais l'acception du mot
cinéma dans sa bouche ne peut pas être non plus celle d'un
Noël Simsolo qui, traitant des avant-gardes littéraires et
de leurs incursions dans la machinerie cinématographique , cite
les lettristes en leur adjoignant l'étiquette de “ conceptuels ”
et à propos de Maurice Lemaître : “ ses films sont la
quintessence
d'une certaine forme de cinéma expérimental ”. Cloisons
toujours
ébranlées, jamais abattues ! Propos typiques de
cinéphile
tolérant ; “ C'est vrai qu'il y a des gens qui n'aiment pas trop
être brusqués dans leurs goûts ” (Film-annonce, 1993).
Le cinéma fut élu par les Lettristes comme support
possible,
entre autres, de propagande, parce que populaire, parce qu'“ une des
formes
les plus étendues et les plus modernes de l'art humain ”,
comme put l'être la radio dans les années trente. Mais ils
ont rallié un autre public que celui des boulevards. Maurice
Lemaître
qui, au fil de sa cinématographie, a développé
nombre
d'idées en germe dans sa première œuvre, au contraire
d'Isidore
Isou pour lequel une œuvre doit se limiter à un
procédé,
a remonté maintes fois, jusqu'à aujourd'hui, ce cheval de
Troie.